Depuis plus de deux siècles, le grand développement des industries, des transports et du chauffage a entraîné d'importantes émissions dans l'atmosphère de composés soufrés, azotés et carbonés. Ces composés sont soit gazeux (SO2, NOx, CO, CO2 ...), soit particulaires (centres volantes et suies). Soumis au fil des ans à leur action, les matériaux des façades, essentiellement la pierre, le ciment et le verre, se détériorent.
Saviez-vous que les façades noircissent surtout dans leurs parties basses et à l'abri de la pluie ?
L'observation d'un bâtiment ou d'une statue révèle l'ampleur de cette dégradation physique et esthétique attribuée au dépôt et à l'accrochage de poussières noirâtres. Ainsi, sur une même façade, coexistent des zones sombres et des zones claires. Les premières, abritées de la pluie, sont couvertes d'une fine pellicule de suies associées à une faible quantité de sulfates et de carbonates. A l'inverse, les zones claires, frappées par la pluie ou parcourues par des ruissellements d'eau, offrent l'aspect d'un matériau nu, lavé ou même érodé: les particules déposées entre deux pluies ont été évacuées, ainsi que les sulfates et les carbonates qui auraient pu se former. Si les zones sombres sont anciennes et n'ont pas été nettoyées depuis quelques décennies, elles comportent non pas des pellicules fines mais des croûtes noires épaisses très sulfatées et contenant des cendres volantes. Ces croûtes épaisses se sont formées à une époque où la pollution par le dioxyde de soufre était importante, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui à Paris.
La répartition de ces zones sombres et claires sur une même façade répond à une logique simple: les parties hautes du bâtiment, plus fréquemment atteintes par la pluie, comportent une majorité de zones claires, tandis que ses parties basses, soumises plus directement aux émissions du trafic automobile, comportent une majorité de zones sombres. Vers la base des murs, le jeu croisé de la pollution atmosphérique, de la pluie, des remontées à partir du sol d'eau chargée de sels et la plus ou moins grande fragilité de la pierre liée à sa composition et à sa porosité, amène la formation d'un puzzle de petites taches noires, grises et blanches dues au détachement périodique de petites écailles aux contours sinueux.
La surface de tous les matériaux peut se couvrir de suies noires : pierre, plâtre, ciment, béton, verre, vitrail, brique, céramique, bois, plastique, métaux... mais seuls ceux qui comportent des carbonates peuvent se sulfater en profondeur car le SO2 les transforme facilement : c'est le cas des calcaires et des grès calcareux.
La pollution atmosphérique abîme-t-elle aussi les vitres et les vitraux ?
Le verre des fenêtres et des façades de beaucoup de grands immeubles contemporains est chimiquement stable du fait de sa composition (silicium, calcium et sodium) : la pluie, même acide, l'altère très peu en profondeur. En revanche, sur les zones qu'elle lave, elle laisse des traces blanchâtres ou grisâtres qui le rendent flou ; sur les zones qu'elle n'atteint pas, des dépôts de suies noires se développeraient rapidement si des nettoyages réguliers ne les empêchaient de se former.
Le cas des vitraux anciens est plus préoccupant : de composition différente de celle des vitres modernes (silicium, calcium et potassium), ils sont facilement attaqués chimiquement par la pluie, jusqu'à être profondément corrodés, voire même troués. Dans les zones situées à l'abri de la pluie, des dépôts de suies noires se forment et demeurent en place, car on ne nettoie pas régulièrement les vitraux, sauf lors de grandes campagnes de restauration, rares et très coûteuses.
Autrefois, voyait-on aussi dans les villes l'effet de la pollution sur les bâtiments ?
La pollution des villes n'est pas un phénomène récent : les monuments parisiens en témoignent. Lorsque l'on brûle du bois, charbon, du fioul lourd ou léger, de l'essence, du kérosène, du gaz naturel, des particules carbonées noirâtres sont émises qui vont se déposer et s'incruster dans les façades, provoquant ainsi leur noircissement. Il n'est donc pas interdit de penser qu'avant la révolution industrielle de la fin du 18ème et du début du 19ème siècles, l'air des villes était déjà pollué par les résidus de la combustion du bois, qui était le combustible unique pour le chauffage, la cuisine et l'artisanat, et par celle de l'huile et du suif avec lesquels on s'éclairait, en particulier dans les églises. De plus, il ne faut pas oublier que ces villes étaient surpeuplées, surtout au Moyen-âge, et que les foyers de combustion y étaient nombreux et denses.
Une preuve tangible de cette pollution de l'air parisien avant la révolution industrielle existe sur les originaux des têtes des statues des Rois de Juda qui ont orné la façade de Notre-Dame, au-dessus des trois portails principaux, de l'époque gothique (11ème siècle) à la Révolution française. Elles furent abattues en 1792 et enfouies en un lieu inconnu en 1796. Retrouvées par hasard en 1977, elles sont actuellement exposées au Musée National du Moyen-âge de l'Hôtel de Cluny. Elles montrent des croûtes grises contenant des débris de bois : la pollution par les fumées de ce combustible était suffisamment dense pour encroûter la pierre de la cathédrale.
D'autres témoignages intéressants sont rapportés par le peintre parisien Demachy sur plusieurs de ses tableaux peints avant la révolution industrielle et exposés au Musée Carnavalet, par exemple: "Le dégagement de la colonnade du Louvre" (1763) ou "La démolition de l'église Saint-Barthélemy en la Cité" (1770). Des stigmates de la pollution atmosphérique à cette époque, due à la combustion du bois, sont peints exactement aux endroits où l'on s'attend à les trouver car ce sont les mêmes localisations qu'à l'époque actuelle : les parties hautes des colonnes et des murs, abritées de la pluie, sont noires bien qu'en pleine lumière.
Peut-on évaluer à l'avance les effets de la pollution atmosphérique sur les matériaux des bâtiments ?
Prévoir et évaluer les effets de la pollution atmosphérique sur les matériaux, c'est être capable de dire à l'avance quel sera le degré de sulfatation ou de carbonatation, la perte ou le gain de masse, le noircissement de la pierre, ou encore la perte de transparence du verre et des vitraux lorsqu'ils seront placés, pour une durée donnée, dans un environnement pollué dont on connaîtra la concentration en gaz et en particules, en plus de la température moyenne, de l'humidité de l'air, de la hauteur et de l'acidité des pluies. Cette prévision consiste à établir la relation qui lie les doses de pollution reçues par le matériau aux effets, ou réponses, qu'elles induisent sur lui, ce qu'on appelle une "fonction dose-réponse".
Pour établir cette fonction, il faut disposer d'un grand nombre de doses et de réponses, afin d'en faire un traitement statistique. Ce grand nombre est établi soit au cours d'expériences d'exposition à la pollution atmosphérique dans des sites réels aux conditions mesurées et variées, soit par des expériences en chambre de simulation atmosphérique. Les premières ont l'avantage de faire agir tous les paramètres atmosphériques simultanément et en synergie, les secondes ont celui de pouvoir, au contraire, fixer tous les paramètres sauf un, celui que l'on va faire varier dans la chambre et dont les différentes doses vont induire différentes réponses.
Une expérience de simulation en site réel se déroule depuis plusieurs années au centre de Paris, au sommet de la tour nord de l'église Saint-Eustache, au cœur du quartier piétonnier des Halles. La pollution de l'air y est celle de la pollution de fond parisienne. Des échantillons de calcaire parisien et de verre comme celui utilisé pour les vitres et les vitraux y sont exposés, abrités ou non de la pluie. Régulièrement relevés, ils sont analysés et leurs réponses (sulfatation et carbonatation, même faibles ; gain ou perte de masse ; noircissement, perte de transparence) sont mises en relation avec les différentes doses de gaz et de particules qu'ils ont reçues sur le site. Ces doses sont mesurées à Saint-Eustache par Airparif dans la station des Halles, les données météorologiques étant fournies par Météo-France.
A ce jour, trois fonctions dose-réponse concernant les matériaux du patrimoine bâti ont été établies à l'occasion de grands programmes de recherche internationaux. Une première relie la perte de masse des calcaires exposés à la pluie à la quantité et à l'acidité de celle-ci, ainsi qu'à la teneur de l'air en SO2 et acide nitrique ; une seconde relie la perte de transparence du verre à la teneur de l'air en suies, en SO2 et en NO2 ; une dernière relie la perte superficielle des vitraux anciens en potassium et calcium à l'humidité relative de l'air et à sa teneur en SO2 et NO2. Ainsi, grâce à ces fonctions, le risque encouru par un matériau placé à un endroit donné dont on connaîtra les caractéristiques de la pollution atmosphérique pourra être évalué.
Et demain ? De nombreuses questions qui restent en suspend
Quelle est l'action actuelle sur les matériaux d'autres polluants que le SO2, dont ceux produits par les transports, qui sont au centre des préoccupations depuis que la pollution soufrée, en grande partie d'origine industrielle, a considérablement baissé : oxydes d'azote (NOx), gaz carbonique (CO2), ozone (O3), Composés Organiques Volatils (COV), très fines particules carbonées...?
Par ailleurs, parmi les évolutions prévisibles de l'environnement, celles liées au changement climatique global sont actuellement au devant de la scène scientifique et médiatique. Une projection pour la fin du 21ème siècle , fondée sur la combinaison de la fonction dose-réponse de récession des surfaces des façades calcaires exposées à la pluie avec le modèle britannique Hadley d'évolution du climat, montre que la dissolution de ces façades par les eaux chargées de CO2 devrait augmenter pour devenir supérieure à celle due au SO2 et aux pluies acides, aussi bien dans les zones urbaines que rurales. Cette récession, qui était d'environ 15 à 20 µm/an à la fin du 20ème siècle en Ile de France, devrait augmenter d'environ 2 µm/an à la fin du 21ème siècle. Ainsi, les concentrations atmosphériques en CO2 deviendraient le facteur principal d'érosion des façades des bâtiments en calcaire. Le même type d'application des modèles d'évolution du climat combinés aux fonctions dose-réponse est en cours pour les façades abritées de la pluie (noircissement) et pour le verre et les vitraux, en comparant, de plus, les prévisions issues du modèle britannique Hadley avec celles issues du modèle Arpège de Météo-France.